À la fin mai 1759, prévenu de l’arrivée éminente à Québec de la flotte anglaise, le commandant en chef des forces armées françaises en Nouvelle-France, Louis-Joseph de Montcalm, fait ériger à la hâte en cette ville des ouvrages défensifs temporaires.
L’ouvrage à cornes de 1759
À la fin mai 1759, prévenu de l’arrivée éminente à Québec de la flotte anglaise, le commandant en chef des forces armées françaises en Nouvelle-France, Louis-Joseph de Montcalm, fait ériger à la hâte en cette ville des ouvrages défensifs temporaires.
Des milliers d’hommes sont affectés à ces travaux, dont des miliciens et des soldats des troupes de terre des régiments de Languedoc, de Béarn, de Guyenne, de La Sarre et de Royal-Roussillon. Sur la rive nord de la Saint-Charles, une immense fortification de terre et de bois voit rapidement le jour à la rencontre des chemins de Beauport et de Charlesbourg. En raison de sa forme, de sa position et de la dénomination du lieu, celle-ci fut connue sous les noms d’ouvrage à cornes, d’ouvrage en tête de pont et de redoute du passage.
La redoute du passage
Élevée en partie sur la « terre du passage des Jésuites », face au passage de la rivière Saint-Charles, où un pont de bateaux avait été érigé afin de permettre à l’armée de communiquer plus rapidement d’une rive à l’autre, la « redoute du passage » s’étendait, à l’est, au-delà de la 2e avenue, au nord, jusqu’à la 5e rue, et au sud, près de l’actuelle Distillerie Stadaconé, sise au 235, 2e Rue. Selon un témoin oculaire de l’époque, le chevalier de Johnstone, aide de camp de Montcalm, cette fortification de campagne était composée d’une palissade de pieux de bois percée d’embrasures à canon, du côté de la Saint-Charles, et de remblais de terre formant deux demi-bastions liés par une courtine, du côté opposé, faisant face à Beauport.
«Une Partie du régiment de Languedoc et des troupes de la marine ont rentré dans la place : le reste des troupes et canadiens ont resté à la redoute du passage, on s’attendait qu’on allait reprendre haleine et qu’on ferait approcher M. de Bougainville qui avait 2 000 hommes avec lui, dont tous les grenadiers en étaient, qui étaient du côté du Cap Rouge, et qu’aussitôt que tout serait rallié, on reprendrait, dès le soir ou le lendemain matin au plus tard, mais non, au contraire, lorsque M. Bougainville se fut approché, il fit dire à M. de Vaudreuil qu’il attendait ses ordres pour attaquer les ennemis. M. de Vaudreuil lui donna ordre de se retirer avec son monde à la Suède [Suète] et à 9 heures du soir, il donna l’ordre pour partir de Beauport, abandonnant toutes les tentes, équipages, munitions et vivres, comme s’ils eussent été poursuivis par une armée de 20 000 hommes.»
Les rebelles américains
Les vestiges de la redoute du passage furent visibles dans le paysage de « La Canardière » pendant de nombreuses années. Le 10 avril 1776, lors du siège de Québec par les rebelles américains, Thomas Ainslie, capitaine de la milice britannique, rapporte dans son journal « qu’ils ont tiré plusieurs coups sur la maison du passage de la rivière Saint-Charles, où l’ennemi est en train d’ériger une nouvelle batterie sur les vieux remparts de la redoute française construite en 1759 ».
Onze jours plus tard, un rebelle du Massachusetts nommé Caleb Haskell, qui travaille sous une « pluie de projectiles » à l’érection de cette batterie, note dans son journal « que leur corps de garde attenant à celle-ci a presque été abattu par les tirs ennemis, bien que les murs de pierre de la maison aient près de trois pieds d’épaisseur ».
À l’angle des chemins de Beauport et de Charlesbourg, de la 4e Rue et de la 1re Avenue, il y avait alors une maison de pierre entourée de remblais de terre de 1759. Propriété des Jésuites, celle-ci était occupée par le locataire de la ferme du passage et des droits de passage de la Saint-Charles. Mais est-ce vraiment cette maison, dite du passage ou du passager, qui fut canonnée par les loyaux sujets de Sa Majesté en 1776 ? Selon les Ursulines, la batterie que les Américains dressèrent à la Canardière était vis-à-vis l’aile de la communauté, soit où se trouve le parc d’Iberville, près de la 7e Rue dans Limoilou.
«In the afternoon we fired several shot at the ferry house on St. Charles’ River, where the enemy are raising some new works on the old ramparts of the Redoubt made by the French in 1759.»
Publié à Londres en septembre 1776, un plan du siège de Québec par les rebelles américains, intitulé Plan of the city and environs of Quebec with its siege and blockade by the Americans, from the 8th of December 1775 to the 13th of May 1776, situe la « batterie du passage » aux alentours de la 9e Rue et du boulevard des Capucins. Réalisé vraisemblablement à la hâte, soit quelques mois seulement après la levée du siège survenu le 6 mai 1776, et non le 13 tel qu’indiqué dans le titre précédent, ce plan contient un oubli majeur : les vestiges de la redoute du passage n’y sont pas représentés.
La corderie de Dalkin
Vingt-trois ans plus tard, ceux-ci sont pourtant visibles et même identifiés sur un plan de Québec et des environs du lieutenant William Hall de la Royal Artillery. Les « ruines de l’ouvrage en tête de pont », ainsi nommés par l’auteur, y ceinturent toujours la maison de pierre de la terre du passage ayant pour locataire Marie-Louise Chevalier, veuve de Joseph Martel, dernier passager de la Saint-Charles. L’année suivante, le 19 mars 1800, les biens des Jésuites, dont la terre du passage, sont saisis au nom de Sa Majesté le roi George III et deviennent la propriété de la couronne britannique. En 1812, Michel Berthelot, agent des biens des Jésuites pour le district de Québec, loue la ferme du passage pour neuf ans à Anthony Anderson, propriétaire de la terre voisine, à l’est, autrefois celle de François Normand.
Un an plus tard, une partie de la ferme du passage est sous-louée à Robert Dalkin. En 1818, celui-ci y érige une immense corderie allant du chemin de Beauport jusqu’au-delà de la 8e Rue. La construction de cet atelier de fabrications de cordage à quelques pas à l’est de la maison de pierre laisse croire que les vestiges de la redoute du passage étaient désormais choses du passé. Anthony Anderson les aurait-il rasés afin d’augmenter la superficie cultivable ainsi que l’espace d’entreposage de sa terre ?
Maison de pierre de la terre du passage
Construite vers 1754, la maison de pierre de la terre du passage connaîtra, quant à elle, une plus longue existence. En 1910, elle est acquise par Émile Bouchard, navigateur de Québec et futur représentant du quartier Jacques-Cartier de Limoilou. En 1948, elle est visible sur une vue aérienne de Québec. Transformée en station-service par Léo Marcoux, elle sera finalement démolie au début des années 1960.
Lemoine dans le champ…
Construite en 1840 par George Holmes Parke, la villa Ringfield, sise au 1185, avenue de la Sarre, tire son nom d’un immense champ circulaire entouré d’un fossé se trouvant jadis derrière cette propriété.
En 1865, dans son nouveau livre intitulé Canadian History and Quebec Scenery, troisième série de Maple Leaves, l’auteur James McPherson LeMoine affirme que ce champ circulaire serait un vestige de l’ouvrage à cornes de Montcalm et que c’est dans une maison située au centre de celui-ci que la marquis de Vaudreuil aurait signé la capitulation de Québec de 1759.
“Permit me to point out one or two spots recently brought into notice, such as the circular meadow, with the remains of the earthwork, on the Charlesbourg road, on Mr. Parke’s property, where the French army assemble at twelve o’clock on the day of the battle of the Plains […]”
Cette affirmation de Lemoine est pour le moins surprenante puisque l’ouvrage à cornes, connue également sous le nom de redoute du passage, était situé à la rencontre des chemins de Beauport et de Charlesbourg, à plus de 700 mètres au sud de la villa Ringfield. Un plan de 1759 et de 1761 montrant les ouvrages réalisés par les Français et les Anglais durant la campagne de 1759 confirme clairement l’emplacement de cette fortification temporaire française au milieu de laquelle se trouvait une maison, celle du passager ou fermier des Jésuites, là où Vaudreuil aurait pu débattre de la capitulation de Québec.
Étrange que Lemoine ait fait une telle erreur, lui qui avait pourtant accès aux plans d’époque. En raison de ses nombreuses publications et de sa notoriété, ses dires ne seront pas remis en question, au contraire, ils seront repris durant de nombreuses années, voire jusqu’au début du 20e siècle.
L’influence de Lemoine
En 1887, inspiré visiblement par LeMoine, l’artiste Henry Richard S. Bunnet réalise une huile sur toile intitulée Ouvrage à cornes, la Grande Redoute française. Disparue depuis de nombreuses années, le sujet représenté n’est pas la redoute du passage de 1759, mais plutôt le champ circulaire entouré d’un fossé se trouvant sur la propriété de George Holmes Parke. Dans l’avis de décès de ce dernier paru le 24 juillet 1900 dans le Quebec Chronicle, on peut y lire que « tous les historiens savent que la villa Ringfield, dernière résidence du défunt, est construite sur le terrain même où Montcalm a eu son dernier campement ».
“Mr. Parke’s shipyard was on the north side of the St. Charles, a little above the Dorchester Bridge, and close to Ringfield, his late residence, which, as all historians know, is built on the ground where Montcalm had his last encampment.”
En 1909, afin de promouvoir la vente de lots à bâtir dans les environs de la villa Ringfield, la Compagnie des terrains d’Orsainville soutient que le champ circulaire, qui sera entouré d’un canal afin de permettre aux résidents de s’y déplacer sans trop s’éloigner de leur maison, est l’endroit où le marquis de Vaudreuil avait ses quartiers-généraux et où campèrent les différent régiments français durant le siège de 1759.
En raison de cette affirmation, quelques rues de ce nouveau projet immobilier avaient été nommées : avenue Royal-Roussillon, rues Languedoc, La Sarre, Bougainville et Béarn. Trois ans plus tard, année du décès de James McPherson Lemoine, une nouvelle compagnie, celle du Parc Jacques-Cartier, tente à nouveau de vendre des lots à bâtir dans les alentours du champ circulaire où une nappe d’eau de 10 à 15 pieds de profondeur sera creusée afin de faire de ce secteur une « Venise Québécoise ».
En 1923, le champ circulaire n’apparaît plus sur un plan cadastral de Limoilou.
«Nous sommes persuadés que les lots du Parc Jacques Cartier sont l’idéal de ceux qui veulent se construire une maison là où il y a de l’air et où il y aura une nappe d’eau de 10 à 15 pieds de profondeur, ce sera une Venise Quebecquoise, et comme valeur foncière, les lots du Parcs Jacques Cartier, seront certainement à un prix de fantaisie et de luxe d’ici à quelques années.»
Le vestige de 1759
Plusieurs questions restent sans réponse au sujet du champ circulaire. Quand a-t-il été réalisé ? Est-ce en 1759 par les hommes alors présents à Québec ? La terre provenant du fossé a-t-elle servie à créer un glacis devant celui-ci comme c’était la façon de faire ? Ou a-t-elle été transportée dans les alentours pour faire des retranchements le long de la Saint-Charles ? Dans le Journal du siège de Québec du 10 mai au 18 septembre 1759, annoté par Aegidius Fauteux, on apprend que du côté de Saint-Roch les retranchements ont été fort endommagés par les marées lors des grandes mers de mai.
Si les travaux avaient déjà été entamés, les retranchements du côté opposé de la Saint-Charles, de son embouchure jusqu’à Beauport, avaient probablement subi le même sort et ont dû être réparés.
«25 mai 1759 : On fait quantité de projets pour s’opposer aux ennemis, [savoir] s’ils réussiront. On commence à faire un retranchement, depuis les petits moulins à venir gagner le quartier St. Roch, mais comme nous nous trouvons dans les grandes mers et qu’on a commencé les ouvrages un peu bas, il se trouve fort endommagé par les marées qui sont très fortes, étant poussées par un grand vent de nordet […]
29 mai 1759 : Les vents continuent toujours de la part du nordet. Grand frais. Ce qui nous dérange beaucoup aux travaux de St. Roch dont une grande partie a été emportée par la grosse mer.»
Et si le champ circulaire était une fortification temporaire en soi, avec pratiquement la même superficie que l’ouvrage à cornes situé à la rencontre des chemins de Beauport de Charlesbourg, pourquoi ne figure-t-il pas sur les plans des opérations de 1759 ? Et si la terre provenant du fossé du champ circulaire avait servi pour une raison inconnue à la création des glacis de cet ouvrage à cornes ?
James McPherson Lemoine ne serait donc pas si dans le champ en affirmant que le champ circulaire était un vestige de cette dernière fortification.
NDLR : Ce billet historique est le dernier rédigé par notre collaborateur José Doré, décédé le 23 décembre dernier, à l’âge de 51 ans. Selon sa sœur Suzie, il peaufinait encore son texte la veille de son décès. Nous la remercions d’ailleurs de nous avoir transmis le texte de son frère. Toute l’équipe de Monquartier offre encore une fois à la famille et aux proches de José nos plus sincères condoléances.
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